Lucien Naré, un promoteur du braille décoré

Lucien Naré reçoit sa médaille
Légende: Lucien Naré reçoit sa médaille

Le 15 décembre 2008, Lucien Naré a reçu des mains du ministre de l’Education du Burkina Faso la médaille nationale du mérite.

L’Afrique subsaharienne compte 10 millions de personnes handicapées de la vue. Au Burkina Faso et sous l’impulsion de Lucien Naré, les possibilités offertes aux aveugles se sont multipliées en termes d’éducation et de formation. "La marginalisation, la solitude et l’isolement sont longtemps restés le lot des aveugles. Nous luttons contre la difficulté d’intégration sociale et professionnelle qui pousse à la mendicité professionnelle", explique celui qui a fondé l’Association pour le salut des handicapés de la vue au Burkina (ASHVB).

Une jeune fille écrit le braille
Légende: Une jeune fille écrit le braille

L'aveugle africain a été longtemps considéré comme inutile, ignorant, indésirable. Aujourd'hui, les non-voyants ont un vif désir d'apprendre à lire et à écrire en braille pour accéder à la culture, à la communication, à l'emploi. Une révolution est en marche et un espoir concret d’intégration socioéconomique se dessine pour des centaines de personnes jusque-là dénigrées et exploitées.

Né en 1960 dans la ville de Koupéla, dans une famille pauvre, Lucien fréquente l’école primaire de 1967 à 1975. Puis, comme beaucoup de jeunes, il se rend dans la capitale, Ouagadougou (à 140 km à l’ouest de son village natal), en quête d’un emploi. En parallèle à son travail auprès d’un commerçant, Lucien, tenace, suit des cours du soir en comptabilité jusqu'à l'obtention de son diplôme, puis trouve un emploi dans une quincaillerie.

La vie lui sourit encore: il épouse Rosalie en 1982, et la famille s’agrandit avec la naissance d’Edwige, en 1983, et celle de Valérie, en 1986. Et puis c’est le drame: en janvier 1987, à l’âge de 27 ans, Lucien perd la vue suite à un accident de la circulation. Passager sur une petite cylindrée, une autre moto leur coupe la route. Un accident somme toute banal pour qui connaît le trafic dense et l’état des routes de la capitale. Malgré une forte douleur à la tête, Lucien n’est pas hospitalisé et ce n’est que quelques jours plus tard qu’il connaît des difficultés de vision, "que les chiffres et les lettres sautillent" devant lui. Et c’est progressivement qu’il perd ses facultés visuelles. Et qu’il voit sa vie basculer du tout au tout.

Assis sous un manguier dans la cour de sa maison, canne blanche en main, il revient d’ailleurs sur ce tournant de sa vie, sans fioritures dans le verbe mais non sans émotion: "Ce fut une catastrophe, j’ai été complètement cassé. Lorsque ma vue s’est péjorée, je n’ai pas pu continuer à travailler chez mon employeur. Beaucoup de mes amis et parents m'ont abandonné. J'ai dû vendre tous mes biens. Quelle révolte! Au début, il m’était très difficile de l’accepter et j’ai même pensé au suicide. Je me cachais des gens qui me connaissaient et ne sortais guère de la maison. Je pensais à la ruine de ma famille face à cette situation. J’ai même conseillé à ma femme de me quitter avec les enfants. Ce qu’elle a refusé. Elle a alors dû subvenir aux besoins de la famille, jusqu’à tomber au chômage." Lucien se tait, réfléchit, puis reprend: "Quand on perd la vue, on perd toute son identité. On n’est plus la même personne. On doit se reconstruire, retrouver une perspective de vie dans laquelle s’engager."

Lucien n’a jamais voulu mendier. Il initie d’abord un élevage de porcs. De ses mains, il confectionne des briques en terre cuite et les monte dans une partie de sa parcelle, à côté de son habitation. Une fois l’infrastructure en place, il commence l'élevage de races locales. Et aujourd’hui encore il continue ce commerce avec des races importées. "Cela me fait du bien", commente-il. Solide, bien campée sur ses jambes, sa femme vient le chercher pour le conduire à moto jusqu’à son bureau dans des locaux du secteur 30 de la ville (nord-est). "J’ai beaucoup à faire aujourd’hui", s’excuse-t-il. Car Lucien, qui a pu apprendre l’écriture braille sur le tard, a découvert un nouveau champ d’activité grâce à sa cécité: l’aide directe et concrète aux aveugles et malvoyants de son pays. Et c’est toute une histoire...

La famille accueille Josette, en 1989, Hélène, en 1992. Grâce à la lecture braille qu’il a pu apprendre auprès de l’Association burkinabée pour la promotion des aveugles et malvoyants, un peu de lueur parvient à éclairer également son désarroi, notamment en lisant les Evangiles du bout des doigts. Il y trouve l’impulsion d’une nouvelle vision pour les aveugles de son pays. En 1993, et alors à la tête d’une famille de six personnes, il va voir le directeur de la Ligue pour la lecture de la Bible, le pasteur Michel Nikiéma, avec l’idée de fonder une association pour les personnes handicapées de la vue. Son objectif: recenser les malvoyants du Burkina Faso, que les familles cachent souvent ou malmènent, et leur donner les moyens de vivre d’une façon digne en leur inculquant un savoir-faire. Frappé par la volonté de son interlocuteur, le directeur l’aide à créer l’ASHVB. Et le bouche-à-oreille fait son œuvre: informée de la naissance de cette structure et déjà en contact épistolaire avec Lucien, la Mission évangélique braille (MEB) en Suisse lui demande de représenter l’ONG dans le pays.

Syllabaire réalisé par Lucien
Légende: Syllabaire réalisé par Lucien

"J’ai parcouru des centaines de kilomètres ici au Burkina pour contacter des Eglises, des communautés et les directions provinciales de l’action sociale afin de recenser les handicapés de la vue. Avec un double but: leur donner accès à l’éducation et leur permettre de rester inscrits dans leur tissu social de façon active. Pour ce faire, nous formons des responsables locaux à même de s’occuper des malvoyants de leur région. Au début, les gens ne comprenaient pas ce que je cherchais à faire et pourquoi on s’intéressait à cette population."

Dans la société traditionnelle africaine, l’aveugle est souvent considéré comme porteur de malheur, une bouche inutile à nourrir, un paria... Lucien a par exemple croisé la route d’Odile, une jeune aveugle de 18 ans, orpheline de père, qui vivait de façon isolée dans un village de brousse et qui, depuis, a intégré le centre MEB de Koudougou. Ses responsables lui ont découvert des capacités intellectuelles inédites: elle a rapidement appris à lire et à écrire en braille et peut saisir actuellement sur machine à écrire des procès-verbaux. Elle n’a toutefois jamais reçu la visite de personnes de sa famille depuis qu’elle a pris sa destinée en main.

L’ASHVB s’occupe aujourd’hui non seulement d’alphabétisation, mais aussi de l’enseignement de techniques artisanales et agro-pastorales adaptées aux aveugles. La MEB, elle, a construit un centre principal de formation à Ouagadougou et mis en place une coordination nationale. Les quarante-quatre moniteurs ou enseignants spécialisés qui œuvrent dans les différents centres pour aveugles implantés aujourd’hui au Burkina Faso ont été essentiellement formés par Lucien.

Derrière son bureau, sur lequel se bousculent courrier, cécogrammes et documents de toute sorte dans un parfait désordre, notre homme garde une vision claire de son travail qu’il ne cesse de développer. Il a inventé le tableau noir braille avec des vis à têtes rondes. En 2006, il a fini de mettre au point un alphabet en moré braille – le moré est la langue parlée par plus de 50% de la population au Burkina Faso, également parlée au Ghana, en Côte-d’Ivoire et au Mali – ainsi qu’en bissa braille et en kasïm braille.

Le célèbre tableau noir de Lucien
Légende: Le célèbre tableau noir de Lucien

Le seul alphabet moré a représenté un travail de taille qui fut effectué en collaboration avec des linguistes et spécialistes de l'Institut national pour l'alphabétisation (INA) et l'Association nationale pour la traduction de la Bible et l'alphabétisation (ANTBA). A partir de cet alphabet, un collaborateur suisse de la MEB a réalisé un programme informatique qui peut transcrire automatiquement tout texte en caractères latins fourni sur support informatique en moré braille. La technologie vient d’être transmise à une équipe du Burkina Faso avec une petite unité d’impression braille. Une révolution pour les non-voyants du pays! En automne 2008, Lucien s'est vu remettre, grâce à la générosité de donateurs helvétiques, un équipement informatique complet comprenant: un ordinateur portable, une ligne braille, une imprimante braille un scanner.

J'installe sa ligne braille à Lucien
Légende: J'installe sa ligne braille à Lucien

"Le concept mis en place par la MEB et l'ASHVB est différent de ce qui existait déjà au Burkina en ce sens qu'il ne vise pas de grosses structures. La formation décentralisée mise en place est pratique et a l'avantage de laisser les aveugles dans leur milieu, ce qui permet à l'entourage de la personne handicapée d'évoluer en même temps qu’elle.

Face aux 200'000 aveugles du Burkina, on ne peut pas se satisfaire de ne former que quelques dizaines d'aveugles par année et laisser les autres dans l'ignorance. Il fallait introduire des infrastructures plus légères que ce qui existait déjà. Lucien a en quelque sorte ouvert les yeux du gouvernement burkinabé sur ce qui pouvait être fait à grande échelle et non seulement pour quelques privilégiés. Il a su développer une aide adaptée aux malvoyants qui parviennent aujourd’hui à s’inscrire dans le tissu socioéconomique du pays en faisant valoir des compétences. Ce travail décolle véritablement et c’est extraordinaire d’assister à cet essor.

Comprenez bien: Lucien n’est pas resté dans la fatalité. Il a su se montrer opiniâtre, aller où il voulait, patiemment, faisant profil bas si nécessaire, contournant les obstacles trop difficiles, fonçant quand c'était possible. Ce n'est pas un intellectuel ni un théoricien, mais un homme pratique et pragmatique. Derrière une certaine réserve, due probablement à son handicap qui ne lui permet pas de jauger un nouveau venu d'un regard, on sent un homme chaleureux et sensible. On le sent vibrer dans les moments forts. Il a cru en son projet et démultiplié l’aide offerte aux personnes handicapées de la vue du Burkina de façon ambitieuse et pourtant très terre-à-terre. C’est un interlocuteur formé qui reçoit d’ailleurs aujourd’hui, pour ses cours d’alphabétisation, de l’argent de la coopération internationale. Nous aimons collaborer avec lui et partageons ce même souci de répondre aux différents besoins de la personne handicapée, que ce soit au niveau pratique, socioculturel ou identitaire".

En janvier 2008, 528 enfants aveugles ont pris pour la première fois le chemin de l'école, dans les différentes localités du pays; ils ont été répartis en 44 classes de 12 élèves.

L'équipe de la Mission Evangélique Braille

Cet article est paru dans l'édition de juillet 2009 de Clin d'oeil, l'organe officiel de la Fédération suisse des aveugles et malvoyants