Bienvenue au pays des hommes intègres

Malgré la flambée des prix des produits de première nécessité et du pétrole, l'espoir demeure au Burkina Faso.

Sensibilisé au projet de construction d'une école pour enfants aveugles au Burkina Faso par la Mission évangélique braille, je me suis rendu avec Heinz Rothacher, secrétaire général de la MEB, à Boulsa, chef-lieu de la province de Namentenga.

Samedi 17 mai, départ de Lausanne. Après un voyage qui nous fera transiter par Paris, nous atterrissons à Ouagadougou. Dès la descente de l'avion, l'Afrique saute au visage. Il est 22 heures à Ouaga, minuit en Suisse, il fait encore 35 degrés. L'air est si moite qu'une fine pellicule de sueur vous recouvre instantanément. Et cette odeur africaine, cette odeur si caractéristique, mélange de gaz d'échappement et de fruits trop mûrs vous enveloppe. C'est la cohue à l'aéroport où nous retrouvons non sans peine les deux pasteurs qui vont nous accompagner tout au long de notre séjour: Boubakar Ouedraogo, dit Bouba, coordinateur pour la MEB au pays des hommes intègres, et le pasteur Sam Enoc, joyeusement surnommé pasteur Samsung, chauffeur de la Golf de couleur bleue un peu métallisée sortie d'usine en… 1986.

La première nuit sous la moustiquaire n'est pas facile. Et c'est pas très frais que nous nous rendons, à 7 heures, au culte en français. Je vous entends déjà dire: "Il ne va quand même pas nous raconter ce qu'il a mangé à chaque repas ou quoi ?" et vous avez raison. Si j'évoque ce moment, c'est qu'il joue un rôle important pour la compréhension de ce qui va suivre.

Posons le décor. On se croirait dans une église à Chicago. Des femmes super bien balancées et sapées à la dernière mode occidentale ondulent sur une musique qui rappelle davantage Céline Dion que nos cantiques. Guitare basse, claviers et batterie chauffent l'assistance. On est au show, les membres de la paroisse d'Antenne-Ville applaudissent comme s'ils assistaient à une émission de télévision. Puis c'est l'école du dimanche, en l'occurrence la leçon 20. Puis une succession de prêches vengeurs qui vous font regretter d'avoir peut-être volé un Sugus il y a trente ans. Et, dans toute cette effervescence, mélange de musique et de profonde piété parfois naïve, un moment imprégné d'une intense émotion intervient: la lecture de la Bible par un aveugle. C'est devant 2000 personnes brusquement plongées dans un respectueux silence que s'exprime Lucien Naré, fondateur de l'Association pour le salut des handicapés de la vue du Burkina Faso.

La dignité des personnes aveugles passe par l'alphabétisation

Seule l'alphabétisation peut laisser entrevoir à la personne aveugle une autonomie, si ténue soit-elle. Au village, l'aveugle est souvent considérée comme une bouche inutile à nourrir. Lorsqu'un enfant naît aveugle, son père renonce souvent à le déclarer aux autorités. Lorsque l'enfant souffre des yeux, il est d'abord présenté au féticheur puis, si possible, à l'ophtalmologue. Souvent trop tard. Du fait de la rareté des médecins? du prix des médicaments? de la précarité des transports? ou de l'ignorance?

En période de "soudure", temps plus ou moins long entre l'épuisement des réserves de grains et la prochaine récolte, la personne handicapée est la première à être écartée de la distribution de nourriture. Dans les grandes villes, il est malheureusement courant qu'elle soit abandonnée et réduite à la mendicité.

Durant les jours de fête, la personne aveugle demeure à l’écart du regard de la communauté car son existence est assimilée à un châtiment divin. Aujourd'hui encore, les féticheurs conseillent, pour conjurer le mauvais sort, de prendre trois épingles, trois noix de cola et un morceau de vêtement traditionnel et de les faire toucher par un aveugle qui va recueillir les mauvais esprits.

L'alphabétisation accessible à tous

En 2004, le gouvernement burkinabé a promulgué une loi pour alphabétiser les enfants de manière systématique. En ce qui concerne les handicapés de la vue, le programme s'étend sur trois ans durant lesquels les enfants passent six mois sur douze dans une école spécialisée comme celle de Boulsa avant d'être intégrés dans la classe de leur village. L'Etat s'est engagé à prendre à sa charge le salaire des enseignants, la nourriture et l'hébergement des élèves. Par contre, la formation des professeurs à l'écriture braille ainsi que le matériel didactique sont confiés à des institutions pour personnes handicapées soutenues par des organisations non gouvernementales telles que la Mission évangélique braille.

Que ce soit par le biais d'institutions laïques ou religieuses, étatiques ou privées, le soutien apporté à l'alphabétisation est indispensable pour que les aveugles aient suffisamment confiance en eux et soient prêts à entreprendre une formation de base qui leur permettra de se nourrir. Par exemple le petit élevage, le maraîchage, l'artisanat, le tressage en lipico, sorte de ficelle plastifiée avec laquelle on confectionne des sacs, des revêtements de chaises et de tables, même des filets de handball.

Départ pour Boulsa

Ce lundi matin, la diane sonne très tôt dans la maison des Nikiema qui nous hébergent. Heinz, Bouba, Lucien Naré et votre serviteur s'entassent dans la Golf bleue un peu métallisée du pasteur Samsung à 5 h 30. Nous allons rouler "à la fraîche", car hier on relevait 42 degrés au compteur.

Après avoir quitté Ouaga et ses rues défoncées, notre voiture emprunte une route au ruban bitumé absolument parfait qui file vers le Niger. Quelques dizaines de kilomètres plus loin, la Golf ralentit pour s'engager sur un chemin de terre. Une centaine de mètres après, c'est la misère. Nous sommes à Wayen.

Ventre vide n'a pas d'oreilles

Il est 8 h. Nous sommes assis sous le karité, l’arbre à beurre. Une légère brise souffle. Le silence paisible qui règne depuis cinq bonnes minutes n'est troublé que par les pintades et les poules qui picorent de-ci de-là. Les membres du comité de l'association ainsi que les aveugles présents se taisent. Ici, l'accueil n’est pas chaleureux. Il faut dire qu'à Wayen, les choses ne vont pas bien du tout. La banque de céréales créée pour permettre aux aveugles de se nourrir pendant la "soudure" a été vendue par le responsable qui a quitté le village avec la caisse en laissant les aveugles dans un total dénuement. Les cours de braille qui se déroulaient sous un pitoyable auvent ont cessé.

Heinz finit par rompre ce silence qui devient pesant et enjoint le comité de reprendre les choses en main : il est hors de question que les bailleurs de fonds suisses assistent l'association, mais ils sont prêts à l'aider pour autant qu'elle fasse un effort, qu'elle fixe des priorités et qu'elle  reprenne au plus vite les cours de braille. Puis Heinz se tourne vers les aveugles: "Et vous, de quoi avez-vous le plus besoin?" Après un silence interminable, Bouba traduit: "Nous aimerions retrouver nos yeux!" Sans se démonter, Heinz explique que, pour les yeux, il ne peut pas faire grand-chose. Bouba nous traduit la plainte d'un autre aveugle: "J'ai faim, je n'ai pas mangé depuis deux jours".

Le désespoir et la résignation qui règnent ici brisent le cœur. Malgré la pauvreté qui prévaut dans le village, l'association tient à nous offrir deux coqs que nous devons accepter pour éviter de froisser nos hôtes. Comme vous le lirez plus loin, nos deux passagers malgré eux qui, terrorisés, caquettent faiblement dans le coffre de la Golf seront la cause d'un incident cocasse.

Cinquante kilomètres plus loin, nous faisons halte à Koupela. Ici, le décor est complètement différent. Le puits foré à 28 mètres de profondeur grâce à la MEB, fournit une eau claire en abondance, dont la vente à prix modéré au voisinage procure un peu d'argent à l'association. Cette eau irriguera prochainement un jardin où l'on enseignera aux aveugles le maraîchage. L'alphabétisation va bon train dans trois classes. Le temps de boire une "sucrerie" (soda) et de déguster un délicieux "poulet bicyclette", allusion à la maigreur du volatile, nous reprenons la route.

Nous quittons le ruban bitumé pour prendre la piste. Imaginez notre Golf qui fonce à 60 kilomètres à l'heure sur 50 kilomètres de tôle ondulée ! On ne s'entend plus, on ne sent plus son dos, on ingurgite des tonnes de poussière. Tout à coup, la Golf ralentit. Devant nous, une banderole nous souhaite la bienvenue à Boulsa. Escortée par le klaxon aigrelet des mobylettes, la Golf, telle la limousine d'un chef d'Etat, fait une entrée triomphale dans la ville. Les djembés résonnent et les enfants chantent en notre honneur. Nous sommes bouleversés.

Nous visitons les trois classes provisoires: une en langue moré, une autre en français et une troisième transitoire. En quatre mois, les petits écrivent déjà à l'aide du poinçon, les spécialistes apprécieront. Pour les profanes, il n'est pas inutile de préciser que l'on poinçonne sur une tablette de droite à gauche en inversant l'ordonnance des points de chaque lettre avant de lire de gauche à droite après avoir retourné la feuille.

La Mission évangélique braille, une goutte d’eau dans la mer mais quelle goutte!

Comme son nom l'indique, la MEB est une institution religieuse d'obédience protestante. Son but primordial est la diffusion de la Bible aux aveugles. La MEB n'est pas l'unique institution à alphabétiser les aveugles au Burkina Faso. Par contre, elle est la seule à diffuser des textes braille en langue moré, la langue locale la plus parlée dans le pays, et en d'autres langues vernaculaires en collaboration avec l'Association pour le salut des handicapés de la vue du Burkina Faso (ASHVB).

De fil en aiguille, le soutien de la MEB s'élargit. Aujourd'hui, elle finance, en plus de l'alphabétisation, des projets dans plusieurs pays africains, qui vont de la construction d'écoles et du forage de puits à la mise à disposition de moulins à huile et de banques de céréales, etc. En ce qui concerne Boulsa, il s'agira de collecter des fonds pour forer un puits, aménager des latrines et construire trois classes pour un montant de 60'000 francs.

Le lendemain de notre arrivée, nous sommes reçus par les autorités locales. Et agréablement surpris de l'intérêt que suscite ce projet auprès du Haut-Commissariat de la province du Namentenga, de la Direction provinciale de l'enseignement, de la mairie de Boulsa et de l'Eglise locale. Toutes les garanties semblent réunies pour que le projet aille à son terme dans des conditions optimales.

Notre retour à Ouagadougou est fixé au début de l'après-midi. Mais quelle n'est pas ma surprise d'entendre nos deux coqs à nouveau enfournés dans le coffre. Je n'y tiens plus : "Nous n'allons tout de même pas faire subir à ces pauvres bêtes un trajet de 150 kilomètres dans des conditions pareilles?" J'exige que l'on laisse les gallinacés à Boulsa, sinon, je descends de la Golf. Nos hôtes lèvent les yeux au ciel et se demandent si ce Blanc n'est pas complètement fou. Pour éviter un incident diplomatique, nos coqs rejoindront la basse-cour de l'école et Heinz, pour détendre l'atmosphère, propose à l'assistance de baptiser sur-le-champ nos deux amis: Rothacher et Meyrat!

Nous avons repris la piste. Tout à coup, la voiture s'immobilise. Le vent s'est levé et nous essuyons une tempête de sable, on ne voit plus rien. Soudain, une averse torrentielle s'abat: c'est la première ondée depuis plusieurs mois, annonçant la saison des pluies qui va redonner vie à cette terre aride.

Un magnifique voyage!

Si vous souhaitez soutenir financièrement ce projet, nous vous invitons à verser vos dons au CCP: 10-1350-1 en mentionnant projet Boulsa.

Pour davantage d'informations, prendre contact avec M. Heinz Rothacher, Mission évangélique braille, avenue Louis-Ruchonnet 20, 1800 Vevey. tél. 021 921 66 88, e-mail: info@mebraille.ch.

D'avance, nous vous exprimons notre profonde gratitude.