Les parcs nationaux africains perpétuent une « tradition de colonialisme vert »

Exhumation d'une histoire coloniiale méconnue.

Le chercheur Guilllaume Blanc analyse les pratiques de la conservation de la nature en Afrique.

C’est l’histoire d’une autre forme de colonialisme. Du XIXe siècle jusqu’à ce jour, le fantasme d’une nature africaine forcément sauvage, supposément vierge et menacée par les Africains eux-mêmes perdure dans les milieux de la conservation occidentale.

L’Afrique serait ainsi "la demeure de la nature inévoluée depuis son origine", écrit le professeur au Collège de France, François-Xavier Fauvelle, dans la préface du livre L’invention du colonialisme vert du chercheur Guillaume Blanc, paru le 9 septembre.

Ce dernier, historien de l’environnement, décrypte la genèse coloniale de la préservation de la nature en Afrique. Une doctrine qui irrigue aujourd’hui encore une pratique moderne et néocoloniale de la conservation. "Cet idéal d’une nature débarrassée de ses habitants guide la majorité des aires protégées du continent. Voilà ce qu’est le colonialisme vert", écrit Guillaume Blanc pour définir ce concept.

Comment se perpétue aujourd’hui le "colonialisme vert" dans les parcs naturels d’Afrique?

Guillaume Blanc. Dès le XIXe siècle, des colons européens croient retrouver en Afrique ce qu’ils ont perdu chez eux avec la révolution industrielle : une nature prétendument intacte. Il s’agit pour eux de préserver en Afrique ce qu’ils ont détruit en Europe. Pour ce faire, ils mettent la nature en parc et expulsent brutalement les populations locales.

Aujourd’hui, les conservationnistes occidentaux agissent dans la droite ligne de cette tradition coloniale. Ils pointent systématiquement du doigt un triptyque continental : déforestation-désertification-érosion des sols. Ils convainquent les Etats de les laisser continuer d’expulser par la force des habitants indésirables dans les aires protégées.

Le paysan africain est ainsi représenté comme ignorant et nuisible à l’environnement. Le chasseur traditionnel devient un braconnier traqué par des rangers et le berger nomade un délinquant bouleversant la pureté d’un écosystème qui doit rester figé et prétendument sauvage. Le tout au nom de la préservation du mythe colonial d’un éden africain.

Aujourd’hui, des conservationnistes s’estiment en "guerre" pour sauver la nature africaine et recourent de plus en plus à des techniques militaires. Brutalité et préservation de la nature africaine sont-elles indissociables?

La violence est quotidienne dans les aires protégées. Dans les années 2000, il y a eu plus de 1'000 morts dans les parcs nationaux d’Afrique de l’Est ; des milliers d’agriculteurs et de bergers expulsés. Des millions de personnes vivant de l’agropastoralisme sont criminalisées sur le continent, contraintes de payer des amendes, livrées à la justice, parfois emprisonnées. Telle est la réalité de ces parcs soi-disant naturels, pour que les touristes puissent contempler une Afrique qui n’existe pas en réalité. C’est une pure création coloniale.

"Pour sauver la nature en Afrique, il faudrait ainsi tuer des gens, veulent croire des acteurs de la conservation." Il y a aussi cette idée que la nature en Afrique est tellement en péril qu’elle nécessite de mener une "guerre pour la biodiversité", une expression co-inventée en 2001 par le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn.

Même si la militarisation de la conservation est financée depuis les années 1980 par des institutions internationales comme le Fonds mondial pour la nature (WWF) et par certains États comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Afrique du Sud.

Cette "guerre" devient en quelque sorte notre nouvelle géographie morale. Il faut donc un bon, le héros blanc mué en un chef de guerre pour la nature en treillis. Et un mauvais: le paysan, chasseur, agriculteur ou éleveur africain. Pour sauver la nature en Afrique, il faudrait ainsi tuer des gens, veulent croire des acteurs de la conservation. Les plus grandes victimes de cette "guerre" ne sont autres que les habitants des villages bordant les aires protégées.

Comment sont produites les données utilisées pour sensibiliser au péril de la nature africaine?

Dans mes recherches, j’ai constaté l’usage de statistiques fausses mais présentées comme scientifiques et reprises par les plus grandes institutions internationales.

Les travaux de l’ancien vice-président américain Al Gore [prix Nobel 2007 pour son engagement dans la lutte contre les changements climatiques] reprennent par exemple des chiffres erronés sur la couverture forestière en Ethiopie qui serait passée de 40 % en 1900 à 1 % en 1961. Or, cette donnée, qui ne repose sur aucune recherche scientifique, provient d’un expert qui a voyagé, il y a soixante ans, dans quinze pays du continent africain et a séjourné une seule semaine en Ethiopie.

Il n’est pas question de nier la déforestation, mais il semble urgent d’admettre qu’on ne connaît pas son ampleur et que, en Ethiopie comme dans beaucoup d’écosystèmes semi-arides africains, ce sont les hommes qui créent et entretiennent la forêt par leurs activités. Il n’y a pas de forêts primaires mais des forêts habitées, cultivées, traversées. Le reconnaître revient à constater que ces conservationnistes occidentaux se trompent depuis soixante ans.

Comment est né ce mythe de l’éden africain et pourquoi a-t-il perduré?

Entre 1850 et 1960, les colons ont procédé à la mise en parcs de la nature africaine. Le capitalisme colonial et l’écologie s’entremêlent et des réserves sont spécialement créées pour des chasseurs blancs. Les autochtones en sont expulsés, à commencer par les braconniers pour qui un éléphant chassé forcément avec cruauté n’est que de la viande, pensent les colons. Voilà comment démarrent le mythe et la protection de la nature africaine.

Paradoxalement, les colons détruisent cette biodiversité qu’ils prétendent préserver. Pas moins de 94 millions d’hectares de forêts ont été déboisés entre 1850 et 1920 dans les colonies d’Asie et d’Afrique, soit quatre fois plus qu’au siècle précédent. A la fin du XIXe siècle, ce sont 60'000 éléphants qui ont été tués chaque année lors des grandes chasses pratiquées par les Occidentaux principalement.

Ces réserves ont ensuite été converties en parcs nationaux dans les années 1930. Il y est désormais question de conservation, car il n’y a plus assez d’animaux. Les parcs ne servent plus aux activités cynégétiques mais à la contemplation de la nature.

Au Japon, Osamu Tezuka créé le manga Roi Léo en 1950, qui inspirera plus tard les studios Disney pour Le Roi Lion. Il est question de sauver la planète verte, donc les parcs africains et les éléphants.

D’ailleurs, selon vous, la culture populaire globale aurait contribué à cette doctrine… Il y eut autrefois Out of Africa de Karen Blixen (1937) ou Les Racines du ciel de Romain Gary (1956, prix Goncourt). Puis, plus récemment, Le Roi Lion de Disney, des documentaires sur Netflix et les grandes chaînes d’information anglo-saxonnes, des reportages dans le National Geographic entretiennent ce mythe colonial de l’éden africain. Des émissions nous emmènent voir les terres présentées comme sauvages, en omettant de raconter les expulsions des autochtones invisibles à l’écran ou réduits à des clichés exotisants.

Tous décrivent une Afrique sauvage où les autochtones, si différents de nous et incompris, sont déshumanisés au profit d’animaux qui, eux, ont des noms et une conscience, qui parlent parfois et ont des sentiments. Le XXe siècle a été marqué par cette anthropomorphisation des animaux encouragée par les acteurs occidentaux de la conservation. L’éléphant est présenté comme plus proche de l’Occidental que l’homme noir.

Comment décririez-vous le rôle joué par les institutions internationales dédiées à la protection de l’environnement?

À la création du WWF, à Arusha [Tanzanie] en 1961, le but affiché n’est autre que d’empêcher une "africanisation des parcs naturels". Dans les archives de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), du WWF ou de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), on s’aperçoit que, jusqu’au début des années 1980, les consultants et les experts sur ces questions sont en réalité les anciens administrateurs coloniaux.

"Les dirigeants africains y ont trouvé leurs avantages et ont su instrumentaliser cette doctrine coloniale de la conservation pour mieux lutter contre les contestataires." Le mythe de l’éden africain est ainsi préservé et perpétué par ces organisations qui ont, pour certaines, pris soin de réécrire leurs propres histoires pour en gommer l’origine coloniale. L’IUCN, par exemple, s’efforce de faire oublier qu’elle a été créée non pas en 1948 mais en 1928 – sous un autre nom – par des administrateurs coloniaux et des chasseurs occidentaux.

Ces institutions coloniales sont devenues internationales ; les noms ont changé, pas les employés et encore moins les doctrines et les méthodes. De manière assez dramatique, elles s’efforcent de naturaliser l’Afrique par la force plutôt que de tenter de résoudre la crise écologique comme en Europe. Le WWF, l’Unesco et d’autres ont une responsabilité lourde dans cette continuité d’un colonialisme vert.

Pourquoi de telles pratiques ont-elles continué après les indépendances?

Les dirigeants africains y ont trouvé leurs avantages et ont su instrumentaliser cette doctrine coloniale de la conservation. Les parcs nationaux servent notamment à générer des revenus pour l’Etat et permettent de se faire plutôt bien voir par ladite communauté internationale. Ils sont aussi utiles pour mieux contrôler le territoire et lutter contre les contestataires. Ce n’est pas un hasard si les parcs sont presque systématiquement créés dans des zones frontalières menacées par des mouvements hostiles à l’Etat central.

L’ancien président Mobutu Sese Seko (1965-1997) avait saisi l’intérêt stratégique offert par le parc national des Virunga dans l’est du Zaïre [actuelle République démocratique du Congo] frontalier du Rwanda et de l’Ouganda. Il a tiré profit de la préservation de la nature pour soumettre violemment les habitants de cette région à son pouvoir. Avant d’être renversé, en 1997, par une rébellion partie de cette région orientale.

En Tanzanie, où 25 % des terres sont des réserves naturelles, le régime socialiste use toujours de l’argument écologique pour mener des politiques foncières toujours plus centralisées et répressives.

Face aux critiques, des organisations de conservation ont développé des approches dites "communautaires" censées mieux inclure les populations locales. Qu’en est-il?

Après le "développement durable", c’est la deuxième grande fiction écrite par le WWF, l’IUCN et leurs partenaires à la fin des années 1990. On ne parle plus d’évictions mais de "départs volontaires" vivement encouragés et d’une "gestion participative". Or, c’est un échec partout. Les savoirs locaux sont toujours considérés comme secondaires et les grands perdants restent ceux qui vivent dans et de la nature: les agriculteurs, les bergers, les chasseurs.

Pourtant, ce sont ceux qui participent le moins à la dégradation écologique. Ils se déplacent à pied, à cheval ou à dos d’âne, ne consomment pas d’électricité, achètent rarement de nouveaux vêtements, n’ont pas de smartphone… Pour vraiment sauver la nature, il faudrait vivre comme eux ou s’en inspirer, plutôt que de les criminaliser ou de feindre de les associer à une conservation de la nature en réalité coloniale.

Les parcs naturels en Afrique n’ont-ils pas toutefois permis de sauver des espèces en voie d’extinction et des écosystèmes réellement menacés de disparaître?

Mes recherches m’ont permis de dresser un constat: les parcs nationaux ne protègent pas vraiment la nature puisque la consommation touristique nuit à la biodiversité; et les parcs détruisent socialement les communautés qui y vivent. Ils font juste oublier la crise écologique pour privilégier le potentiel financier de la biodiversité dont peuvent jouir les touristes et les chasseurs occidentaux.

Chaque jour, dans un parc national africain, on organise et monétise la destruction de ce qu’on est censé protéger, tout en finançant une répression contre les populations locales. Ces violences sont entretenues par les institutions internationales qui prônent et imposent en Afrique des politiques contraires à celles défendues en Occident.

Pourquoi l’agropastoralisme raisonné est-il valorisé dans les parcs naturels français mais criminalisé dans les parcs africains? Comment expliquer qu’aucune étude localisée n’ait été menée sur l’évolution du couvert forestier en Afrique? La croyance des experts des institutions internationales dans le mythe de l’éden africain les empêche de penser contre ce colonialisme vert et d’œuvrer pour une harmonie entre l’homme et la nature.

"L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’éden africain", de Guillaume Blanc, préface de François-Xavier Fauvelle (éd. Flammarion, 346 p.

Source: Le Monde