Le continent africain rattrapé par le coronavirus

Le continent est exposé à une double crise qui pourrait donner un coup de frein brutal à son développement.

Ses mots, ce jour-là, avaient été accueillis avec scepticisme. Lors d’une présentation devant l’association américaine pour la promotion de la science (AAAS) à Seattle, le 14 février, Bill Gates, l’ex-patron milliardaire de Microsoft animant désormais sa fondation, avait mis en garde contre les conséquences à venir, sur le continent africain, de l’épidémie due au coronavirus, alors concentrée en Asie et en Europe, jugeant qu’elle serait « plus grave encore qu’en Chine ». Le continent africain dans son ensemble, alors, n’avait alors détecté aucun cas de Covid-19.

Cette remarque avait été considérée comme pétrie d’ignorance et de jugements de valeur, méconnaissant les perfectionnements récents des systèmes de santé de plusieurs pays africains éprouvés par l’épidémie d’Ebola. Mais Bill Gates ne faisait pas seulement allusion à la qualité des hôpitaux ou au nombre de soignants. Il parlait d’un impact plus global et, en effet, inquiétant. Du reste, par une sorte de coïncidence curieuse, la première personne infectée à l’échelle de l’Afrique avait été signalée justement ce jour-là, en Égypte. Mais elle avait été contaminée à l’étranger. Et pendant plusieurs semaines, cela a été le cas aussi des autres malades, introduisant l’idée que l’épidémie, produit d’importation, n’avait pas de champ d’extension possible dans cette partie du monde.

Bill Gates avait raison de s’inquiéter. Mardi 24 mars au soir, l’Afrique comptait officiellement 2'137 cas et 62 décès. Les chiffres restent assez faibles par rapport au bilan mondial de ce qui est désormais considéré comme une pandémie, mais la progression du virus est rapide et les tests insuffisants.

Effondrement des achats de minerais Dès le mois de février, il devenait évident que l’Afrique serait affectée de façon profonde, quoique indirecte, par les effets induits de l’épidémie dans le reste du monde. Le Fonds monétaire international (FMI) montrait le risque de ralentissement sec de l’économie mondiale, la perturbation générale des systèmes de production, frappant par contrecoup les vingt et un pays du continent dont les ressources dépendent de l’exportation de matières premières.

Les usines arrêtant de tourner en Chine, notamment, et les ports cessant d’importer et d’exporter, les achats de minerais se sont effondrés. De 6'300 dollars (5'800 euros) par tonne en janvier, le cuivre est descendu à 4'300 dollars, avant de remonter faiblement, sous la barre des 5'000 dollars. Le prix du baril de pétrole a connu la même secousse, préparant le terrain à l’arrivée du virus, un mois plus tard, avec cette fois la perturbation potentielle de la production dans les pays exportateurs.

Aujourd’hui, "ce n’est plus une crise, dans les mines, c’est un massacre", admet, abattu, le responsable d’un groupe minier présent en Afrique du Sud, où il s’apprête à geler ses opérations, alors que des mesures de confinement total de la population pour trois semaines ont été annoncées par le président Cyril Ramaphosa, lundi 23 mars.

Ce jour-là, le pays ne comptait que 402 cas de patients positifs, et aucun mort, mais la perspective était claire, combinaison de récession (contraction de 2,9 % de l’économie prévisible à ce stade), et de l’extension des contaminations pour atteindre des "dizaines de milliers, puis des centaines de milliers" de cas, selon les projections d’un comité d’experts et les travaux de l’école de médecine de Wits (Witwatersrand), cités par Cyril Ramaphosa. Dès le lendemain, le chiffre sud-africain avait augmenté de prés de 40 %, atteignant 554 cas en fin de matinée seulement. Zweli Mkhize, le ministre de la santé sud-africain, un médecin qui connaît parfaitement son dossier, a averti que "60 % à 70 % de la population [du pays]" seraient sans doute infectés à terme.

À l’échelle du continent, l’Afrique du Sud fait figure d’exception, en raison d’une combinaison de facteurs particuliers. Près de 10 millions de personnes (un sixième de la population) y sont porteuses de pathologies fragilisantes d’un point de vue immunologique (dont le VIH), et ainsi potentiellement plus vulnérables face au virus. Le pays est aussi marqué par le taux d’urbanisation le plus élevé d’Afrique et, enfin, l’attente de l’arrivée de l’hiver austral avec sa chute des températures à partir d’avril, supposée favorable au virus.

Cela signifie-t-il que les autres pays africains sont protégés? Pas le moins du monde, comme l’ont compris et anticipé certains d’entre eux. Le Rwanda, le Maroc et Maurice ont déjà pris des mesures de confinement. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire, entre autres, ont décrété l’état d’urgence, et se dirigent vers des durcissements comparables. Le confinement a également été imposé, lundi, à Lubumbashi, en République démocratique du Congo (RDC). A la frontière de la Zambie, dans la région productrice de cuivre et de cobalt, Lubumbashi est le cœur de l’économie minière de la RDC. Mais depuis plusieurs jours, la panique gagne d’autres villes de RDC, notamment à Kisangani (Est), où les prix flambent dans l’hypothèse d’une perturbation des approvisionnements. L’impact lointain et global, déjà, affecte les systèmes au niveau local. Et ce modèle risque de se voir reproduit dans plusieurs pays à l’échelle continentale.

Ronak Gopaldas, de la société Signal Risk, au Cap, établissait récemment la liste des facteurs constituant une « ligne de contagion » économique, avec des perturbations mondiales, se transmettant aux secteurs financiers, aux monnaies, et accrue par la chute des cours des matières premières. Dans cette étude réalisée pour le cercle de réflexion ISS Africa, il signalait aussi le peu de marge de manœuvre des États du continent : « La plupart des pays africains ont une base fiscale très étroite, des mécanismes faibles de collecte de l’impôt et une dépendance très lourde vis-à-vis des exportations de matières premières. » Ainsi, la chute des cours du brut va affecter les pays exportateurs au premier chef, comme le Nigeria, qui avait établi son budget en tablant sur un baril à 60 dollars, alors que le cours actuel est deux fois moindre. Or, le pétrole représente 84 % des recettes à l’export du gouvernement et la moitié de son revenu.

Selon une étude de l’institut de recherche Overseas Development Institute (ODI), les pays les plus vulnérables aux conséquences de l’épidémie sont les plus pauvres. L’organisme britannique a calculé que la perte pour l’Afrique devait déjà se monter, à la mi-février, à plus de 5 milliards de dollars. Ce chiffre est désormais largement dépassé, quoique impossible à calculer, tant les dommages s’accentuent de jour en jour. Si le continent ne peut agir sur les prix des matières premières, il lui reste à mener le combat contre la pandémie. Or, dans un premier temps, l’absence, puis la rareté des cas, et l’idée que le coronavirus était une « maladie de Blancs », comme le chantent certains DJ, ont installé l’impression trompeuse de ne pas être concerné.

"L’Afrique devrait se réveiller, mon continent devrait se réveiller", a déclaré Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Son pays, l’Ethiopie, n’a recensé qu’un nombre limité de cas, mais on y est très peu testé, faute de moyens jusqu’ici. Jack Ma, l’ancien PDG du groupe chinois Alibaba, utilise justement l’Ethiopie comme plate-forme pour distribuer, à plus de cinquante pays, 6 millions de masques et 1,1 million de kits de tests pour le coronavirus. Un don qui vient répondre aux besoins urgents d’une partie des pays africains pour tenter de juguler la pandémie, en plus de mesures de confinement.

On attendait, après les déclarations des représentants européens venus à Addis-Abeba, en février, au sommet de l’Union africaine, élaborant un nouveau « partenariat stratégique » avec l’Afrique, une réaction décisive. Mardi, sans plus s’étendre, le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a annoncé qu’un "paquet financier" européen allait être mobilisé pour aider les pays les plus vulnérables, notamment en Afrique, à faire face à la pandémie.

Difficile de deviner l’ampleur d’une telle assistance, tant l’Europe peine à résoudre ses propres problèmes logistiques. La France manque de masques, l’Italie compte sur la Russie pour l’aider à se réapprovisionner.

Désormais, tout relève d’une course contre la montre, car il n’est pas trop tard, estime le Sud-Africain Colin Coleman, ancien responsable de Goldman Sachs pour l’Afrique, et désormais professeur à Yale, mais qui souligne : "À l’échelle du continent, il y a un effet à craindre sur le long terme, affectant la croissance dont l’Afrique a besoin pour se développer alors que s’accroît sa population. Cette épidémie risque de compromettre les chances de tout un continent où, en 2100, se trouvera 40 % de la population mondiale, avec le risque de voir cette partie du monde soumise à une forte instabilité. Ce qui se passe aujourd’hui avec le coronavirus pourrait donc avoir, ici, des répercussions dans une ou deux décennies."

Source: Le Monde Afrique