« Ce sont les Africains qui doivent rendre hommage à leurs déportés »

Entretien avec le Franco-Béninois Christophe Chodaton.

Ce membre actif de la société civile, milite pour que le continent s'empare de la question commémorative.

En ces temps de commémorations autour de l'esclavage en France et dans l'outre-mer, où en est le continent africain? Concrètement, il n'y a que deux pays – le Sénégal et la Tunisie – qui ont inscrit des dates commémoratives dans leur législation. Le 27 avril pour le premier et le 23 janvier pour le second, et tous deux ont choisi de mettre en lumière le souvenir de l'abolition de l'esclavage. Moins connu que le 27 avril, date à laquelle, en 1848, le gouvernement provisoire de la République française a adopté le décret abolissant l'esclavage, le 23 janvier tunisien rend hommage au décret d'abolition pris par le bey de Tunis, Ahmed Ier, le 23 janvier 1846. Quatre ans plus tôt, ce gouverneur représentant l'Empire ottoman à Tunis avait fermé le marché aux esclaves et proclamé la liberté de "toute personne née dans le pays".

Aujourd'hui comme hier, la difficulté pour le continent réside dans le choix d'une date non seulement commune, mais aussi significative pour les Africains. Et pourtant, saviez-vous que l'Unesco a tranché pour sa part pour la date du 23 août, qu'elle a institué Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition (JISTNA)? C'était en 1998. Une journée méconnue qui renvoie à la nuit du 22 au 23 août 1791, où eut lieu la plus grande révolte des esclaves à Saint-Domingue, actuel Haïti. Le Bénin et Haïti se sont associés il y a plus de vingt-cinq ans pour commémorer cette date. Et l'ancien Dahomey ne compte pas s'arrêter là. Ce 24 mai, le pays rend hommage à ses derniers déportés partis pour l'Alabama, dans le sud des États-Unis, il y a 160 ans. Et ce alors que la traite négrière était abolie depuis 1808 (l'esclavage le sera en 1865). Une page sombre de l'histoire dont on ne connaît pas encore tout à fait les tenants et les aboutissants, mais, selon les dernières découvertes, ce serait bien la première fois que l'épave d'un bateau négrier dont toute l'histoire a été retracée est retrouvé. Finalement, "le dernier bateau négrier américain aura été le premier à "refaire surface", souligne Christophe Chodaton, militant franco-béninois investi dans le travail de mémoire. Cet ancien cadre dans la logistique en est convaincu: en Afrique, "on ne peut dissocier le développement de l'Histoire". Alors, depuis plus de vingt ans, il se forme auprès d'historiens et spécialistes du sujet, dans les conférences et les journées d'études. Avec l'association l'Union générale pour le développement de Ouidah (Ugdo), il développe sur le terrain de nombreux projets afin de restaurer la mémoire des Africains victimes de la traite négrière. Il s'est confié au Point Afrique sur les carences et les problèmes mémoriels qui persistent alors que la transmission à la jeunesse est devenue un sujet d'urgence pour le continent.

Le Point Afrique: Alors que la France commémore deux dates officielles consacrées à l'esclavage, au Bénin, on se souvient du dernier navire négrier américain, le Clotilda, parti de Ouidah avec 110 esclaves, il y a 160 ans. Que savons-nous de cette page de l'Histoire?

Christophe Chodaton: En effet, c'est le 24 mai 1860 que le Clotilda quitta le port de Ouidah avec 110 captifs à son bord. Ceux-ci venaient du Ghana, du Togo, du Bénin et du Nigeria. Cette goélette de deux mâts était le dernier navire de ce honteux commerce au départ de ce port. Cela marquait aussi la fin d'une époque. Selon le révérend américain Walter Bracy, lors de son allocution du 22 août 2018 à Ouidah sur l'histoire d'Africatown en Alabama, c'était aussi le dernier navire à accoster clandestinement aux États-Unis avec des esclaves. C'était le 8 Juillet 1860 dans la baie de Mobile, alors que l'introduction d'esclaves aux États-Unis était interdite depuis janvier 1808. Pour échapper à la justice américaine, les deux affréteurs et le capitaine avaient transbordé nuitamment les esclaves sur un petit navire de rivière et brûlé le Clotilda dans la baie pour ne pas laisser de traces. Les captifs avaient été cachés dans les pousses de jonc des marais. L'Histoire retiendra que les négriers ont été traduits en justice devant une Cour fédérale, mais n'ont pas été condamnés, faute de preuves matérielles.

Le navire a été incendié pour cacher toute trace du délit, la traite négrière étant abolie depuis 1808 (l'esclavage le sera en 1865), il a été retrouvé dans les eaux d'un bayou en 2018.

Ce que vous ne dites pas, c'est que Cudjo Lewis, de son vrai nom Olualé Kossola, avait été capturé en 1859 par les guerriers du Dahomey et retenu dans les barracons, les cabanes à esclaves de Ouidah, jusqu'à son voyage en Amérique… Donc ce récit évoque aussi les atrocités que les peuples africains se sont infligées entre eux, est-ce toujours un tabou?

Comme sur tous les continents, il y avait des guerres en Afrique avec leurs conséquences. Le royaume du Dahomey ne faisait pas exception. Les captifs de guerre étaient soumis à une servitude collective. Il y avait d'autres sources de servitude, outre la guerre: la nécessité, l'endettement, la délinquance. L'organisation, les fonctions et les conditions sociales des esclaves n'étaient pas comparables à celles des esclaves du Nouveau Monde. Les caravanes de la "transsaharienne" et les bateaux de la "transatlantique" ont modifié progressivement la donne. La traite était devenue une pratique extérieure aux sociétés locales. Ce n'est pas un tabou. La guerre est une atrocité jusqu'à ce jour pour tous les peuples, africains compris.

Que répondez-vous à ceux qui pensent encore que les Africains et leurs rois ont tout simplement vendu leur "frères"?

Nous ne sommes pas en train de refaire l'Histoire, mais de mettre à l'honneur des luttes. Et dans le contexte de l'histoire de l'esclavage, les récits ont souvent été écrits par d'autres.

Pendant longtemps en Afrique, on nous a appris par les livres d'histoire que nos ancêtres étaient les Gaulois ! Ceux qui veulent continuer d'y croire sont libres de le faire, mais nous avons désormais des historiens qui nous ont déconstruit les mythes autour de l'esclavage. Les rois n'ont jamais vendu "leurs frères" contre des pacotilles, des miroirs ou de l'alcool, mais contre des armes, surtout pour se battre et conquérir d'autres royaumes.

Si les afro-descendants ont obtenu la liberté, ce n'est pas grâce aux textes de loi, ni aux abolitionnistes, mais parce qu'il y a eu des luttes et des actes de résistance.

Quel rôle ont joué ces "derniers esclaves" emmenés de force en Alabama pour garder éveillée la mémoire de leurs traditions africaines?

D'après plusieurs sources, Meaher et Foster, les affréteurs de la goélette, en ont gardé soixante-cinq, dont Cudjo Lewis (le dernier survivant de la traite transatlantique, mort en 1935, originaire de Bantè au Bénin), et vendu les autres. Ils ont travaillé sur les bateaux et dans les plantations dans des conditions terribles. En 1865, après la guerre de Sécession, l'esclavage a été aboli. Ils se sont regroupés et leur plan était de retourner chez eux. Mais, faute de moyens, ils n'ont pas réussi. Les anciens esclaves du Clotilda ont alors travaillé très durement pour s'offrir des parcelles et y bâtir leur maison. D'autres anciens esclaves de leurs tribus les avaient rejoints. Ils vivaient en communauté et parlaient leurs langues d'origine, avec leurs propres règles, leur chef, leurs deux juges, dans un quartier qu'ils ont baptisé African Town. Ils se retrouvaient les dimanches après la messe pour déjeuner ensemble. Ils avaient gardé leurs traditions africaines, notamment les mets et les soins par la pharmacopée, la hiérarchie sociale. Ce quartier, situé au nord du centre-ville de Mobile, existe toujours.

Est-ce que cette histoire n'est pas trop "américaine" pour intéresser les populations africaines?

Pas du tout. Cette histoire a plutôt éclairé des zones d'ombre et enlevé les quelques doutes qui subsistaient chez des critiques. Les Africains et les Afro-Américains partagent une histoire commune, en particulier le Bénin et l'Alabama. C'est pour donner plus de visibilité à cette histoire que le plan de résilience entre les deux États prévoyait le renouvellement du cadre de promotion des relations de coopération économique, culturelle, touristique et d'affaires. Un exemple concret était la participation du comité de pilotage et d'une délégation d'hommes d'affaires au Juneteenth Jubilee de Prichard (Alabama) en juin 2018. En 2018 et 2019, c'était le Bénin et Ouidah qui avaient accueilli le maire de Prichard et sa délégation pour commémorer ensemble, avec les Béninois, la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition (JISTNA) le 23 août. Aujourd'hui, ces rencontres suscitent, chez les Américains, le retour aux sources et le tourisme mémoriel en Afrique et au Bénin.

Fort de cette histoire, M. John Smith, maire de Prichard, entreprit des recherches pour un "retour à la source" qui l'amena à Ouidah au Bénin, au début des années 1980. Il y trouva sa famille de même nom.

Son attachement particulier au Bénin et à la ville de Ouidah est retrouvé dans son testament, dans lequel il demande que son corps soit ramené à Ouidah quel que soit l'endroit au monde où il décédera. Ses vœux ont été exaucés. Il repose désormais à quelques mètres de l'hôtel de ville de Ouidah. Un projet d'aménagement de ce lieu en centre culturel de rencontre internationale d'Afrique noire est actuellement en cours de validation.

Les pays africains sont restés assez longtemps à l'écart de la vague mémorielle qui a pris place en Europe et en Amérique du Nord, est-ce qu'il n'y a pas un effet de rattrapage?

La vague mémorielle des afro-descendants en Europe et en Amérique du Nord n'a pas été précédée ou suivie par celle des Africains. Aujourd'hui, la prise de conscience que ce sont les Africains qui doivent rendre hommage à leurs déportés fait son chemin. Le Sénégal avait donné l'impulsion en 1999. Badagry, au Nigeria, organise la commémoration du 23 août depuis une quinzaine d'années, le Bénin, depuis une demi-douzaine d'années. La Côte d'Ivoire et le Cameroun sont devenus très actifs dans ce domaine. Il y a vraisemblablement d'autres pays encore.

Une rencontre des anciens chefs d'État africains préconise une journée africaine de commémoration. En octobre 2018, à Cotonou, le président Olusegun Obasanjo, ancien président du Nigeria, a déclaré: "Pour avancer, nous devons faire en sorte qu'une journée soit retenue pour commémorer la traite négrière dans toute l'Afrique. Si nous les oublions, les âmes des millions de déportés africains ne nous laisseront pas tranquilles."

Que représente cette date dans l'histoire de la traite négrière et de son abolition?

C'est dans la nuit du 22 au 23 août 1791 à Saint-Domingue [aujourd'hui Haïti, NDLR] qu'il y a eu la plus grande révolte d'esclaves, après la cérémonie vodoun et le pacte de sang de Dutty Bookman du 14 août 1791. Cette insurrection a servi de modèle à d'autres pays de la région. Plus rien ne se passera pour ces esclaves comme avant, après le 23 août.

Quelle est aujourd'hui la portée symbolique du 23 août?

Sur l'initiative du Bénin et d'Haïti, la Conférence générale de l'Unesco a approuvé la mise en place du projet "Route de l'esclave" en 1993. Ce projet a été lancé en 1994 à Ouidah au Bénin. Selon l'Unesco, il vise principalement à briser le silence sur la tragédie de l'esclavage et de la traite négrière, à faire la lumière sur la période esclavagiste, à faire connaître les interactions générées par les rencontres entre des peuples et des cultures de différents continents. L'une des actions stratégiques du projet "Route de l'esclave" est d'avoir convaincu les Nations unies de proclamer des dates de commémoration de cette tragédie. Ainsi, la communauté internationale a choisi le 23 août comme Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition (JISTNA) "en hommage à la première victoire d'esclaves sur leurs oppresseurs dans l'histoire humaine, qui a conduit à l'indépendance d'Haïti en 1804". La portée de cette journée: se souvenir et honorer les 12 millions d'Africains déportés et mis en esclavage, se rappeler leurs luttes quotidiennes dans les différents lieux, célébrer leur courage, leur rendre hommage.

La Route de l'esclave au Bénin est un des lieux emblématiques qui matérialise le circuit par lequel ces Africains étaient sortis du continent. Quelle est son histoire et quel est son lien avec le soulèvement du 23 août?

La Route de l'esclave au Bénin est un ensemble de lieux de mémoire liés à la traite négrière. Cet héritage culturel d'une grande diversité se situe principalement dans le sud du pays.: lieux de résistance (la porte Idena de Kétou, les remparts défensifs de Savè), lieux de rituels (arbre de l'oubli, la fosse commune et l'arbre du retour à Ouidah), lieux d'entrepôt (fort portugais, case Zomaï à Ouidah), lieu de marchandisation (place des Enchères à Ouidah), lieu de triage (place Singbodji à Abomey), lieu d'embarquement (porte du Non-Retour à Ouidah). Les vestiges de Ouidah sont sur une route de 3,5 kilomètres, de la place des Enchères à la porte du Non-Retour, appelée aussi "Route de l'esclave".

Parmi le million de captifs qui ont emprunté cette route de l'esclave de Ouidah, il y avait des guerriers. Certains d'entre eux savaient se servir des armes à feu.

À la veille de la révolte, à Saint-Domingue, la population des esclaves était composée à 70 % d'esclaves venus d'Afrique et à 30 % d'esclaves nés sur l'île. Rompus au maniement des armes, forts de leur courage et galvanisés par le pacte de sang, les conditions étaient réunies pour leur soulèvement du 23 août 1791.

Pourtant, cette date du 23 août n'est pas inscrite dans les textes législatifs. Comment la société civile peut-elle travailler avec les juristes?

Le législateur donne un cadre légal à des actions par lui-même ou lorsque cela s'impose à lui, par anticipation ou pour régularisation. La société civile s'attache à son objectif du devoir de mémoire par la sensibilisation et la conscientisation sur cette tragédie. Jusqu'à il y a quelques années, la culture n'était pas au premier rang dans les plans de développement des États africains. Les temps ont changé depuis peu. La culture est valorisée dans le cadre du tourisme, devenu un vecteur important du développement économique. Au Bénin, le gouvernement s'associe à nouveau à l'organisation de la Commémoration du 23 août. La population s'approprie progressivement sa propre histoire. L'éducation nationale reprendra ainsi la main pour densifier le programme scolaire grâce aux dispositions légales du pays. La société civile aura été en amont des futurs textes de lois. C'est notre souhait.

Comment faire pour que des récits fondateurs comme celui du 23 août jouent un rôle catalyseur dans la quête mémorielle de ce drame historique?

Malgré les traces matérielles effacées par le temps, les archives des administrations coloniales, des navigateurs et armateurs, des assurances, des notaires, de l'Église catholique et d'autres révèlent des informations importantes pour la compréhension et la reconstitution de cette tragédie par les historiens africains et antillais en particulier. Comme dit un proverbe bantou: "Tant que les lions n'auront pas leurs historiens, les histoires de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur." Les Africains et les afro-descendants ont maintenant leurs historiens. Ils font une lecture différente de ces archives.

Avec cette loupe braquée sur la traite transatlantique, est-ce qu'il n'y a pas de risque de voir cette mémoire devenir la seule partagée par les Africains?

Un proverbe béninois Fon (langue maternelle du Sud-Bénin) dit qu'"il faut s'asseoir d'abord avant de se coucher". Un lourd silence entoure l'histoire des traites et génocides en Afrique pour de multiples raisons. La loupe braquée sur la traite transatlantique est, pour moi, la première étape. Les caractéristiques de cette traite expliquent cette mobilisation: durée, justification et codification d'états, institution du racisme. Elle a permis déjà de s'intéresser à la traite dans l'océan Indien, au Moyen-Orient. Je suis convaincu que la prochaine étape d'éclairage à l'échelle mondiale sera la traite arabo-musulmane.

Justement, qu'en est-il de la traite arabo-musulmane?

La traite arabo-musulmane ou la traite transsaharienne, ou encore la traite "orientale", a eu lieu du VIIe au XXe siècle, soit treize siècles. 17 millions de personnes ont été déportées par les négriers musulmans entre 650 et 1920, selon l'historien américain Ralph Austen. Pour l'anthropologue sénégalais Tidiane N'Diaye, très nombreux sont ceux qui souhaiteraient la voir recouverte à jamais du voile de l'oubli, souvent au nom d'une certaine solidarité religieuse, voire idéologique. Selon lui, il s'agit aussi bien des lettrés et autres intellectuels arabo-musulmans que de nombreux chercheurs, y compris des Afro-Américains, qui se convertissent de plus en plus à l'islam.

Comment rendre compte de ce passé sans lieu de mémoire?

À ma connaissance, ils sont peu nombreux et dispersés géographiquement. Cette traite ne dispose pas d'archives des négriers comme la "transatlantique". De la même manière que le projet "Route de l'esclave" a permis de rapprocher et de rassembler les spécialistes autour de la traite transatlantique, de la même manière, il y aura un bis repetita sur la traite arabo-musulmane. Au Bénin, le nord du pays a été le théâtre de la traite arabo-musulmane et le Sud, celui de la traite transatlantique. Donc, ce volet n'est pas occulté et l'arbre ne cachera pas la forêt.

Est-ce que vous travaillez sur des dates de commémoration autour de l'esclavage arabo-musulman qui a tout de même duré treize siècles?

Lorsque nous en aurons l'opportunité, notre comité proposera la date du 7 septembre pour se souvenir de cette traite orientale. En effet, c'est le 7 septembre 869 que, sous les ordres d'un chef charismatique, Ali Ben Mohammed, surnommé "Sâhib al-Zandj" qui veut dire le "Maître des Noirs" ou "Maître des Esclaves, les Africains se soulevèrent dans ce qui était à l'époque l'Irak abbasside, soit le sud du pays tel que nous le connaissons aujourd'hui. C'était la troisième, la plus connue et la plus importante des révoltes des Noirs. Ils prirent plusieurs villes et occupèrent le sud de l'Irak et le sud-ouest de l'Iran. Les Zandjs, c'est le nom qu'on leur donnait, tiendront pendant près de 14 ans, avant d'être écrasés en 883 par une coalition de plusieurs armées de l'empire des Abbassides.

La Tunisie est devenue le premier pays du Maghreb à inscrire dans la loi la commémoration de l'abolition de l'esclavage, le 23 janvier. Est-ce le début d'une réelle prise de conscience dans cette partie du continent?

Ce qu'il s'est passé en Tunisie est la preuve que la société civile peut faire bouger les lignes. Bien souvent, les juristes ne font que s'adapter aux réalités du terrain. Ce mouvement n'épargnera pas les États africains et aboutira à des textes législatifs.

Comment la mise en mémoire de l'esclavage peut-elle s'accompagner d'une valorisation des liens avec les autres mémoires?

Le devoir de mémoire passe par la matérialisation et la conservation des lieux de mémoire, mais aussi par la transmission de cette mémoire à la jeunesse africaine. Les commémorations permettent de rendre hommage et de se souvenir des déportés victimes de l'esclavage. Une telle prise de conscience invite au respect et à la valorisation d'autres mémoires de guerres ou de génocides.

Faut-il célébrer l'esclavage ou son abolition? Et que fait l'Union africaine?

La JISTNA se réfère à la traite négrière et à son abolition. On ne peut les séparer. Les premiers abolitionnistes, pour moi, sont les esclaves eux-mêmes, par leurs luttes quotidiennes. L'Afrique compte ses résistants et ses abolitionnistes. Il faut les célébrer.

Quant à l'Union africaine, elle a été saisie par des anciens présidents africains pour la création d'une journée africaine de commémoration commune. L'idée fait son chemin.

Comment les nouvelles générations peuvent-elle mieux appréhender cette mémoire perçue comme négative?

Cette question a été au cœur du Colloque international du 25e anniversaire du projet "La Route de l'esclave" du 20 au 24 août 2019 à Cotonou et Ouidah au Bénin. Le conseil scientifique international de l'Unesco, les experts, les universitaires et chercheurs y ont fait le constat amer de l'ignorance et du désintérêt de la jeunesse pour l'histoire de la traite négrière et de l'esclavage, au travers notamment des nouveaux moyens de communication adaptés et pratiqués par la jeunesse pour mieux appréhender cette mémoire. Un exemple évoqué par un expert lors du colloque: son jeune fils n'a pas voulu savoir qui était Nelson Mandela malgré l'insistance de ses parents. L'idole de football de ce jeune garçon a publié sur sa page Facebook sa photo à côté de Nelson Mandela avec un commentaire succinct sur ce président charismatique. Le jeune a recherché lui-même sur les réseaux sociaux tout ce qu'il pouvait savoir sur le personnage de Nelson Mandela. Il était devenu incollable sur ce sujet.

Quelle est la place des afro-descendants et des diasporas africaines dans la construction de l'Afrique contemporaine?

L'histoire, l'héritage et le patrimoine communs des diasporas africaines et des Africains sont les ponts entre les deux communautés. La visite mémorielle des afro-descendants en Afrique s'accompagne presque toujours de leur volonté à accompagner le développement du continent en transférant leur savoir-faire dans maint domaines. Au Ghana, on note une progression notoire des entreprises d'afro-descendants américains qui s'installent dans le pays. Au Bénin, des entreprises martiniquaises et guadeloupéennes s'intéressent à la conservation et à la transformation des fruits et légumes, Un Africain-Américain étudie la dessalinisation et la production d'eau potable. La ville de Ouidah a signé, en août 2018, un accord de partenariat économique et culturel avec la ville de Prichard, Alabama, aux États-Unis. Il existe vraisemblablement plusieurs réalisations et projets des diasporas africaines sur le continent africain. C'est un mouvement qui s'amplifie.

En se considérant comme d'origine africaine et en réclamant parfois la nationalité dans certains pays d'Afrique, les afro-descendants prennent place dans le paysage africain pour la construction de l'Afrique contemporaine. Cette volonté est manifeste dans les rencontres et les Africains s'organisent pour faciliter la réalisation de projets innovants des afro-descendants sur leur terre d'Afrique.

Source: Le Point Afrique