Reportage à Ouagadougou de Sophie Douce pour "Le Monde".
De la peur, des regrets, de la sidération aussi, comme si elle avait du mal à croire qu’elle soit encore en vie, qu’à son âge elle ait pu défier la mort et cette "étrange maladie". Il y a tout cela à la fois dans le regard de Mariam Coulibaly, une Burkinabée de 69 ans atteinte du Covid-19.
Hospitalisée pendant deux semaines au CHU de Tengandogo, à Ouagadougou, elle est aujourd’hui quasi rétablie. "J’étais sûr à 80 % qu’on ne la récupérerait pas, elle présentait une détresse respiratoire aiguë. Mais elle est hors de danger maintenant", se réjouit le docteur Pierre Kaboré, en vérifiant le débit du masque à oxygène de sa patiente alitée.
À côté, les mêmes regards anxieux le questionnent, l’implorent. À chaque fois, il lui faut écouter, expliquer, rassurer. A Tengandogo, l’hôpital réquisitionné pour abriter le centre de prise en charge des malades du Covid-19 dans la capitale, on compare les soignants à des "combattants". Malgré le manque de matériel, la fatigue, et parfois un sentiment d’impuissance, ils doivent s’occuper des patients les plus gravement atteints par le coronavirus, qui a déjà, à la date du mercredi 22 avril, contaminé 600 personnes et fait 38 morts au Burkina Faso, pays le plus touché en Afrique de l’Ouest.
"Ruptures régulières"
Pour accéder à la chambre des patients, une tenue de protection est exigée. Dans un petit sas, le personnel enfile casque, masque, gants et protège-chaussures, un protocole répété plusieurs fois par jour. À ce rythme, l’équipement, à usage unique, s’épuise vite. "On a reçu de nombreux dons, mais on fonctionne à flux tendu, il faut sans cesse en commander de nouveaux", glisse un médecin urgentiste, dont on discerne à peine les yeux, cachés derrière ses lunettes et sa visière de protection.
En coulisses, on pointe des "ruptures régulières". Ou du matériel "parfois de mauvaise qualité", insistent d’autres. Au moins, on reconnaît "des améliorations", car il y a quelques semaines encore, tout manquait.
"Il a fallu que des collègues soient contaminés pour qu’on nous envoie enfin ce matériel", fustige un soignant, sous couvert d’anonymat. Selon nos informations, une dizaine d’agents de santé auraient été infectés à l’hôpital. Au service réanimation, point névralgique du dispositif médical, le nombre de lits équipés de respirateurs reste malgré tout largement insuffisant. Seuls sept sont fonctionnels. Le pays entier en compte à peine une vingtaine pour près de 20 millions de Burkinabè.
Ces pénuries d’équipement adapté comme l’insalubrité contribuent à fragiliser les services de santé du Burkina Faso, où l’on recense un seul médecin pour 20 000 habitants. "Cela fait des années que l’on a ces problèmes, mais c’est seulement aujourd’hui que les conditions dans lesquelles on travaille sont reconnues", regrette Adama Sanou, le directeur des services médicaux du CHU.
Les syndicats affirment que le personnel a donné l’alerte dès les prémices de l’épidémie au Burkina, début mars. "On a prévenu qu’il fallait vite s’adapter, mettre tout l’hôpital à contribution, plutôt qu’un seul bâtiment, mais la crise a été sous-estimée", poursuit un autre médecin. Selon cette même source, il aura fallu attendre près d’un mois que les services soient réorganisés et le centre de prise en charge des malades du Covid-19 opérationnel. "Un grave cafouillage, pointe-t-il, amer. En attendant, la réanimation était à l’arrêt. On a perdu plusieurs malades qu’on aurait pu sauver." Se préparer "au pire" Début avril, un "circuit des patients" a finalement été aménagé. Une "zone de triage" installée à l’entrée pour accueillir le public et réaliser les premiers prélèvements. L’objectif est d’éviter la saturation des services et de réduire le risque de contamination au sein de l’établissement. La capacité d’accueil a été augmentée d’une cinquantaine de lits, au début de l’épidémie, à quelque 180 lits, lors de notre visite mi-avril. Un effort qui demeure "insuffisant" reconnaît-on toutefois, pour prendre en charge la totalité des cas suspects, comme préconisé par les autorités pour endiguer la propagation.
Des travaux sont en cours pour atteindre 600 lits au CHU de Tengandogo, où l’on veut se préparer "au pire". Mi-avril, les lits de l’hôpital semblaient pourtant vides : seuls 48 patients y étaient enregistrés. "Il y a la peur de la stigmatisation, l’image de notre CHU aussi, qui fait que certains malades refusent d’être envoyés ici, d’autres préfèrent aller dans le privé", tente d’expliquer un soignant.
Quoi qu’il en soit, des dizaines de nouveaux cas positifs se déclarent chaque jour au Burkina Faso. Le taux de létalité, de 6 %, est le plus élevé de la sous-région, même si ce chiffre doit être manié avec précaution, étant donné le nombre d’obstacles au dépistage. Manque de tests, centres de santé dépourvus de kits de prélèvement, numéro vert régulièrement saturé, difficulté de traçage : l’identification des personnes contaminées relève du casse-tête.
Ce matin-là, des cris et des pleurs résonnent dans la cour de l’hôpital. Un corbillard passe. Un nouveau décès a eu lieu aux urgences. C’est le lot quasi quotidien du personnel de Tengandogo. "Certains craquent", confie un médecin. La veille, après la mort d’un de ses patients, il a dû se mettre "à l’écart" et ses "larmes ont coulé". "Jusqu’ici je pensais pouvoir surmonter", s’excuse-t-il. Et puis il y a cette "incertitude" aussi qui met les nerfs du corps médical à rude épreuve. Chacun guette avec inquiétude le "point de situation" du jour. "Quand redescendra la courbe ? On avance dans l’inconnu", souffle un médecin, qui craint d’être bientôt "débordé". Beaucoup s’interrogent aussi sur ces "malades invisibles", les cas asymptomatiques ou non dépistés laissés "dans la nature".
Dans les couloirs du bâtiment 15, où sont hospitalisés les patients dits stabilisés, on préfère se montrer optimiste. "Pas le choix", rétorque le docteur Pierre Kaboré. Dans son service, vingt-six patients sont sous traitement à base d’hydroxychloroquine et de l’antibiotique azithromycine, le protocole national. "Les résultats sont encourageants", se félicite ce médecin interniste, l’un des premiers à s’être porté volontaire, dès le 9 mars, date du premier cas officiel de coronavirus au Burkina. "L’envie de servir" son pays, explique-t-il, mais aussi de mettre à profit son expérience du virus Ebola, acquise après sa formation à l’institut berlinois Robert-Koch.
"Éviter la psychose"
"Éviter la psychose", redonner un peu de couleurs et de vie, malgré les encombrantes combinaisons de protection et les consignes de distanciation, c’est l’autre ambition du docteur Kaboré. "Nos patients sont éloignés de leurs proches, le temps des soins nous sommes un peu comme leur deuxième famille", observe-t-il. Les danses, les chansons, les causeries… Voilà aussi ce qui a sauvé Mariam Coulibaly, la patiente de 69 ans, très abattue après le décès de son beau-frère, mort du Covid-19.
Un test positif est parfois vécu comme une condamnation par les malades. "Quand on m’a dit Covid, j’ai eu peur, je ne savais rien de cette maladie, mais les psychologues m’ont rassurée", raconte cette grand-mère sur son lit d’hôpital qui ne comprend toujours pas comment elle a été contaminée par le virus.
Au CHU, on n’oublie pas de penser aux guéris. Plus de 360 au total au Burkina, selon les derniers chiffres officiels. Des "victoires" engrangées sur la maladie qui mettent du "baume au cœur" des soignants de Tengandogo. "Comme dans l’armée, quand on nous attaque, il faut aller au front, résume Oumarou Sawadogo, un infirmier volontaire de 27 ans. Pour nous, c’est pareil, face à cette pandémie, on doit se battre."
Source: Le Monde Afrique
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