Au Burkina Faso, « légaliser l’autodéfense, une bonne idée? Vraiment? »

Pour Jonathan Pedneault, la mobilisation de milices voulue par les autorités constitue un cocktail potentiellement explosif.

"Entre les Peuls et nous, il n’y a pas de problèmes." C’est un leitmotiv que l’on entend souvent au Burkina Faso. Après tout, le "pays des hommes intègres" – traduction française de "Burkina Faso" – a une longue et fière histoire de relations intercommunautaires pacifiques. Mais cela n’a pas empêché les membres d’un groupe armé d’autodéfense burkinabè – composé de Mossi et de Foulsé – de tuer quarante-trois villageois peuls dans la province de Yatenga, le 8 mars.

Le massacre est loin d’être un cas isolé et résulte fort probablement de la nouvelle politique du gouvernement consistant à armer des civils dans le cadre de sa lutte contre les groupes armés islamistes. Une politique qui menace d’aggraver les tensions ethniques et de pousser davantage d’individus à rejoindre les rangs de ces groupes.

Il faut dire que le pays est confronté à une menace croissante de la part des groupes armés islamistes depuis 2016, date à laquelle ils ont pénétré dans les régions du nord du Burkina Faso depuis le Mali, avant de progressivement essaimer dans les régions de l’est puis du centre du pays, provoquant le déplacement de 800'000 personnes.

Surfant sur les récriminations et les divisions communautaires existantes, les groupes armés islamistes ont concentré leurs efforts de recrutement sur l’ethnie semi-nomade peule. Depuis mi-2019, ces mêmes groupes ont intensifié leurs attaques contre les civils, tuant des centaines de personnes dans des communautés peu défendues, ciblant souvent leurs victimes sur la base de leur appartenance ethnique.

Impunité, corruption, carences des forces de sécurité

Les membres des communautés agraires, notamment les Mossi, les Foulsé et les Songhaï, ont souffert de manière disproportionnée, avec des communautés entières terrorisées par les assaillants et découragées par la faible protection du gouvernement. Rien qu’entre avril et décembre 2019, Human Rights Watch a documenté les meurtres de plus de 250 civils par les groupes armés islamistes dans le pays.

Lors d’une récente visite au Burkina Faso, j’ai pu confirmer les détails de trois récents massacres commis sur une période de neuf jours en janvier, dans les villages de Rofénèga, Nagraogo et Silgadji. Attaquant les marchés, des hommes à moto portant des vêtements noirs et des turbans y ont tué au moins 90 hommes de l’ethnie majoritaire Mossi. Les survivants que j’ai rencontrés à Ouagadougou et à Kaya m’ont dit que les agresseurs, dont ils pensent qu’ils appartiennent à des groupes islamistes armés, parlaient le fulfuldé, la langue maternelle des Peuls.

La montée de la criminalité qui a suivi la fin des vingt-sept ans de pouvoir de Blaise Compaoré en 2014, associée à un fort sentiment d’impunité, à la corruption et aux carences des forces de sécurité a favorisé l’émergence, ces dernières années, de groupes communautaires d’autodéfense et de lutte contre le crime. Lorsque les intérêts de la communauté sont menacés par des pillages ou d’autres exactions, des groupes d’hommes se rassemblent, souvent en fonction de leur ethnie, pour défendre ou venger leurs semblables. Ce sont ces groupes que le gouvernement tente désormais de réorienter vers la lutte contre les islamistes.

Parmi les groupes d’autodéfense existant au Burkina Faso, les plus importants sont les "koglweogo", ou "gardiens de la brousse" dans la langue mooré des Mossi. Depuis leurs débuts en 2013, ils ont été accusés à maintes reprises d’abus, notamment d’avoir séquestré et torturé des personnes soupçonnées de crimes. Plus grave encore, ils ont été accusés en janvier 2019 d’avoir tué des dizaines de Peuls dans le village de Yirgou, après que des islamistes armés présumés y eurent tué six personnes, dont le chef mossi du village. Plus d’un an plus tard, le massacre reste largement impuni, malgré des enquêtes en cours.

Les "volontaires tpour la défense de la patrie"

Les abus de ces groupes d’autodéfense n’ont pas dissuadé les autorités de chercher à les mobiliser dans le contexte de la lutte contre les groupes islamistes armés. Le 21 janvier 2020, le lendemain de l’attaque de Nagraogo, qui a tué au moins 36 civils, pour la plupart mossi, les 124 membres de l’Assemblée nationale ont adopté à l’unanimité une loi au contenu vague créant les "volontaires pour la défense de la patrie". Le président Kaboré avait déjà annoncé ce projet de loi suite à l’attaque, le 6 novembre 2019, par des islamistes armés d’un convoi minier dans la région de l’Est qui avait fait 39 morts. Le conseil des ministres avait approuvé le texte en décembre.

La loi confie à des volontaires, que l’Etat est censé former pendant deux semaines avant de leur fournir des armes à feu, le soin de "contribuer, au besoin par la force des armes, à la protection des personnes et des biens de son village ou de sa zone de résidence". Vu la situation actuelle, cela pourrait mener à des heurts entre communautés ou villages voisins.

"Quatorze jours de formation ne seront pas suffisants, m’a d’ailleurs déclaré un membre de la société civile. Les forces de défense et de sécurité reçoivent des formations bien plus longues, et elles commettent quand même des abus !" Depuis 2017, Human Rights Watch a en effet documenté plus de 200 cas d’exécutions extrajudiciaires par les forces de sécurité burkinabè, et une association locale de défense des droits humains en a documenté plus de 60 autres. Ces abus font rarement l’objet d’enquêtes et sont probablement devenus le principal facteur poussant les jeunes hommes peuls dans les bras des groupes armés islamistes.

Le terrible précédent malien

Malgré ces abus et entendant apparemment les prévenir, la loi place les volontaires sous l’autorité militaire et les oblige à collaborer avec les forces de défense et de sécurité. La loi est également vague sur les critères de sélection des volontaires et ne prévoit pas de contrôle adéquat permettant de s’assurer que ceux ayant un casier judiciaire pour crime violent ne puissent pas recevoir des armes du gouvernement. Et malgré l’assurance donnée aux médias par le ministre de la défense que personne de moins de 18 ans ne sera autorisé à rejoindre les "volontaires pour la défense de la patrie", la loi laisse le soin du recrutement à la communauté locale.

Dans le contexte actuel, il est probable que les membres de minorités ethniques perçues comme soutenant les groupes islamistes armés seront exclus de la force des "volontaires". En l’absence de critères de sélection plus rigoureux de la part des autorités, ils pourraient être mobilisés en fonction de leur appartenance ethnique – à l’instar des "koglweogo", avec tous les problèmes que cela occasionne.

Pour réaliser les dangers de son projet, il suffirait au gouvernement du Burkina Faso de regarder ce qui s’est produit au Mali, où les ethnies bambara et dogon ont tué des centaines de civils peuls lors de dizaines de massacres dans le centre du pays. Le gouvernement malien s’efforce maintenant de désarmer ces groupes lourdement armés, organisés en structures quasi militaires et imposant de plus en plus leur loi.

Les éléments composant la réalité actuelle du paysage intercommunautaire burkinabè constituent un cocktail potentiellement explosif. Et le gouvernement semble à bien des égards jouer un rôle de pyromane. S’il accélère ses plans en vue d’établir la force des "volontaires" sans assurer un contrôle, une formation et, surtout, une reddition de compte adéquates, le pays risque de subir de plus en plus d’atrocités et voir de plus en plus de jeunes Peuls gonfler les rangs des groupes armés islamistes.

Mais il est encore possible de revenir en arrière, notamment en améliorant la capacité des forces armées à protéger de manière impartiale tous les civils burkinabè et en obligeant les membres des forces de sécurité, des groupes d’autodéfense et des groupes armés islamistes à rendre des comptes en cas d’abus. Les amis du Burkina Faso, dont la France, devraient le faire savoir au gouvernement avant qu’il ne soit trop tard.

Jonathan Pedneault est chercheur sur les crises et conflits à Human Rights Watch.

Source: Le Monde Afrique