À Ouagadougou, la vie « au jour le jour » des petits commerçants du marché Rood Woko

L’économie africaine face au Covid-19.

Le secteur informel, qui emploie 90 % des travailleurs et représente 40 % du PIB, a été durement touché par la crise sanitaire.

Au cœur de Ouagadougou, le marché Rood Woko, le plus grand de la capitale du Burkina Faso, est comme éteint. Dans ses allées d’habitude bruyantes et bondées, les commerçants guettent l’arrivée des clients, le visage maussade. Deux vieux artisans en boubou tuent le temps en discutant sur leur petit tabouret. Un peu plus loin, un vendeur hèle machinalement les rares passants devant son stand de chaussures de sport "made in China". Son regard est vide. "Je n’ai pas mangé depuis hier", souffle Yacouba Kuanda, 21 ans.

Combien sont-ils dans son cas? Des dizaines, des centaines sûrement. Cinq mois après la réouverture des marchés à Ouagadougou, fermés le 26 mars pour tenter d’endiguer la propagation du coronavirus, la reprise se fait attendre. Si le Burkina a été relativement épargné par la pandémie, avec un peu plus de 2'400 cas enregistrés officiellement et 65 morts depuis mars, l’économie a en revanche été durement touchée par les mesures de restriction sanitaire et le ralentissement du commerce mondial. En particulier le secteur informel, qui représente environ 40 % du PIB.

À Rood Woko, qui compte plus de 3'000 emplacements, ils seraient plusieurs milliers – il n’existe pas de données précises – à vivre de la "débrouille". Des vendeuses de fruits et légumes aux cireurs de chaussures, en passant par les barbiers ou les vendeurs de vêtements ambulants, presque tous font partie du secteur informel. "Ces personnes n’ont ni statut juridique ni protection sociale, elles ne bénéficient pas de prestations maladies, de retraite ou de congés payés. En cas de choc, elles sont très vulnérables", explique Seydou Zangré, secrétaire général du Conseil national de l’économie informelle.

Selon les estimations nationales, près de 90 % des travailleurs exercent dans le secteur, activités agricoles comprises. Au plus fort de la crise sanitaire mondiale, "les chaînes d’approvisionnement et les échanges commerciaux se sont paralysés du jour au lendemain, asphyxiant de nombreux travailleurs précaires, sans épargne pour résister. Certains ont vu pourrir leurs stocks de produits frais, d’autres dépendaient de la vente de produits importés", explique l’économiste Boukary Sawadogo, qui dirige le Centre de gestion agréé, une structure d’accompagnement des petites et moyennes entreprises.

"Il arrive qu’on passe un jour sans manger" Derrière ses piles de tissus colorés, Rasmané Ouedraogo s’impatiente. Il est 11 heures passées et il n’a eu qu’"un seul client depuis ce matin", se désole, sourcils froncés, celui qu’on appelle ici "Razo". Vingt ans qu’il tient cette boutique de pagnes traditionnels à Rood Woko avec ses dix frères et sœurs, et il n’avait jamais connu "une telle crise". Depuis mars, son chiffre d’affaires s’est effondré à 25'000 francs CFA par jour (38 euros), contre 100'000 à 150'000 francs CFA avant l’épidémie. À peine de quoi payer le loyer du magasin. Après la fermeture des frontières et la mise en quarantaine des villes, la fermeture de 36 marchés de la capitale pendant près d’un mois a été "le coup de trop".

"Il a fallu tout arrêter du jour au lendemain, rester à la maison et puiser dans les dernières économies", raconte le commerçant de 42 ans, père de trois enfants. Depuis, les clients se sont raréfiés, le capital a fondu et le vendeur peine à reconstituer ses stocks. Le prix de certains tissus importés de Chine ou de la sous-région a augmenté à cause des difficultés de ravitaillement. "Le soir, on se répartit les bénéfices, ça fait 2'000 à 3'000 francs chacun, je donne 2'000 à la famille pour la popote, j’essaie de mettre 1'000 de côté, à la fin il ne reste plus rien et il faut recommencer le lendemain", s’attriste Razo. Une vie "au jour le jour" à laquelle sont réduits d’innombrables vendeurs.

"Si tu ne sors pas travailler, tu ne manges pas le soir", résume Hyacinthe Compaoré, le couturier de la boutique à côté. Lui tente de subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux enfants, âgés de 3 ans et 8 mois, avec les 500 à 1'000 francs CFA qu’il gagne chaque jour – moitié moins qu’avant. Un peu plus loin dans la rue, Mohamadi et son vieux père essaient aussi de "se battre" malgré une chute de plus de 80 % de leur chiffre d’affaires journalier. En avril, ils ont été obligés de troquer leur magasin familial de tissus en vrac pour un stand de fortune aménagé dans la rue. "Plus assez pour payer le loyer, on n’a plus rien, il arrive même qu’on passe un jour sans manger", explique le fils de 23 ans, qui, comme ses deux frères de 21 ans, a dû abandonner ses études, faute de pouvoir payer les frais de scolarité à la rentrée. "Je devais passer mon bac cette année, je rêve d’intégrer l’armée de l’air, mais tant pis, mon père ne peut pas rester tout seul", poursuit Mohamadi, qui s’improvise commerçant ambulant le soir pour "chercher les clients".

À 68 ans dont quarante passés sur ce marché, son père, Omar Barrien, rêve d’une retraite devenue impossible. "Je suis fatigué, j’ai un problème à l’œil, mais je ne peux pas payer le médecin pour me soigner, ni me permettre de rester à la maison", murmure le vieil homme, les yeux cachés derrière d’épaisses lunettes de soleil. Désormais, il s’en remet "à Dieu".

Le confinement a aggravé les inégalités

Selon les prévisions du ministère de l’économie, le Covid-19 devrait coûter quatre points de croissance au Burkina pour l’année 2020 (de 6 à 2 %), avec un ralentissement général des activités économiques, "tous secteurs confondus". Le 2 avril, le président Roch Marc Christian Kaboré a annoncé une série de mesures socio-économiques en faveur des ménages les plus précaires, comme la suspension des loyers sur les marchés, la prise en charge des factures d’eau et d’électricité pendant trois mois et la mise en place d’un fonds de solidarité de 5 milliards de francs CFA au profit des acteurs du secteur informel.

Mais au Burkina Faso, où 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, les mesures de confinement ont aggravé les inégalités. Selon une étude de l’ONG belge Broederlijk Delen, ce sont essentiellement les femmes (52 %) qui ont dû suspendre leur activité depuis le début du Covid-19 et des mesures préventives. "Dans le secteur informel, elles occupent majoritairement les petits marchés et se fournissent chez les grossistes. Toute cette économie dont elles dépendaient s’est effondrée", explique Tocoma Sy, le représentant local de l’ONG.

Dans ce pays enclavé du Sahel, l’insécurité alimentaire, déjà inquiétante, menace de s’aggraver. Selon une étude de la Banque mondiale, un ménage sur quatre n’a pas pu accéder aux aliments de base depuis le début de la crise.

Le 20 avril, lors de la réouverture du marché central, le message était clair: "Nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’arrêter notre économie parce qu’il y a une maladie. Il faut que nous apprenions à vivre avec cette maladie en nous protégeant et en respectant tous les gestes barrières", avait défendu le maire de la capitale, Armand Béouindé, face à une foule de vendeurs impatients de retrouver leur échoppe. Dans les allées de Rood Woko, la pauvreté et la famine font plus peur que le coronavirus.

Source: Le Monde Afrique